Page:Darien - Biribi (Savine 1890).djvu/22

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privilège d’inspecter tous les jours deux ou trois cents corps d’hommes tout nus.

— Marche bien, c’t homme-là !… Bon pour le service !…

Je répète cette phrase à mon père, qui m’écoute en écarquillant les yeux, la bouche entr’ouverte, l’air stupéfait. Toutes les deux minutes il m’interrompt pour me demander :

— Tu as signé ? Alors ça y est ?… Ils t’ont donné ta feuille de route ? Alors, ça y est ?…

Et, toutes les deux minutes un quart, je réponds :

— Oui, p’pa.

Je ne me borne pas, d’ailleurs, à cette affirmation ― flanquée d’une constatation de paternité en raccourci. Je parle, je parle, comme si je tenais à bien faire voir que le médecin aux lunettes bleues ne m’a pas arraché la langue, comme si le coup de toise que j’ai reçu tout à l’heure sur la tête avait fait jaillir de ma cervelle des mondes d’idées. Tristes idées cependant que celles que j’exprime en gesticulant, au risque de faire envoler des arbres de l’Esplanade des Invalides que nous traversons tous les pierrots gouailleurs qui font la nique aux passants. Considérations banales sur l’état militaire, espoirs bêtes d’avancement rapide, lieux communs héroïquement stupides, expression surchauffée d’un patriotisme sentimental de café-concert ; tout cela compliqué du rabâchage obligé d’anecdotes d’une trivialité écœurante. Mon père paraît s’intéresser prodigieusement à ce que je lui raconte ; il incline la tête en signe d’approbation ; il murmure :

— Certainement… évidemment… rien de plus vrai…

Et, tout d’un coup, me regardant bien en face :

— Alors, décidément ça y est ?… c’est fini ?