Page:Darien - Biribi (Savine 1890).djvu/51

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taire est maintenant si grand que je m’estime fort heureux de ne plus partager l’existence de ces hommes, mes camarades, que je vois aller et venir par la chambre, depuis que le colonel est sorti, marchant sur la pointe du pied, parlant bas, n’osant pas se montrer aux fenêtres, le grand chef se promenant encore dans la cour du quartier.

Toute la semaine, ils ont vécu ainsi, courbaturés par la répétition inutile des mêmes manœuvres et des mêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la religion soldatesque, pliés en deux sous le respect et la peur que leur inspire la doctrine de l’obéissance passive. Véritables bêtes de somme pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mal logés, blanchis le long des murs, dépouillés de toute espèce d’idée, les mêmes expressions et les mêmes locutions revenant sans cesse dans leur langage imbécile, ils n’ont plus que deux préoccupations, ils n’éprouvent plus que deux besoins : manger et dormir. Et, aujourd’hui, dimanche, comme ils ont la permission de sortir, ils vont aller traîner leurs sabres dans les rues, bêtement, deux par deux ou trois par trois, s’entretenant encore ― exclusivement ― pendant ces quelques heures de pseudo-liberté, des détails du service, des commandements, des consignes ― esclaves si bien faits à leur servitude qu’ils ne savent plus, au moment du repos, parler d’autre chose que des coups de fouet qu’ils ont reçus ou de la solidité de leur manille. ― Puis, ils s’en iront dans les cabarets louches, dans les ruelles où l’on vend de l’eau-de-vie qui râpe la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils s’attableront là, cinq ou six devant un litre, chantant à tue-tête :


C’est à boire qu’il nous faut !…