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Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/242

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jusque-là. Papa a été atterré ; il ne pouvait croire. Cela, de moi !… Il parlait de se venger, de tribunal : il voulait le nom du séducteur. Que sais-je ?… En réalité, s’il avait été laissé à lui-même, il m’aurait pardonné, il m’aurait aidé à cacher ma faute. Ma faute. Vous entendez ? Ma

Adèle s’arrête un moment, ricane ; elle continue :

— Mais Albert est venu ; il a été mis au courant des choses. Il a déclaré que je n’étais plus sa sœur, il a dit que j’étais une fille perdue, et que je devais quitter la maison paternelle, que j’avais souillée. Il a parlé de devoir sacré, de vertu outragée, de la chasteté des femmes qui fait la force des nations. Il a cité Renan. Il s’est cité lui-même. Il a rappelé mon père aux principes, aux grands principes. Il l’a adjuré d’agir avec une fermeté républicaine. Alors, papa a cédé. Pour lui épargner l’ennui d’une décision, qu’il allait prendre cependant, je me suis déclarée prête à partir… Écoutez ; je vous haïssais bien, jusque-là ; mais, à ce moment, ma haine de vous s’est subitement diminuée de toute la haine que j’ai vouée à Albert. Ah ! celui-là !… Je me vengerai, je vous le jure, quoi qu’il arrive et quoi que cela doive me coûter !…

La voix d’Adèle trahit une telle sincérité d’exécration, un tel pouvoir de volonté, que j’ai peine à maîtriser mon étonnement. Et je me souviens, je ne sais pourquoi, du jour où elle m’a dit, lorsque nous étions encore enfants, que la musique ne l’émouvait pas.

— Donc, dit Adèle, papa m’a sacrifiée aux grands principes évoqués par Albert. Je suis partie. Où j’ai été, ce que j’ai fait, cela vous intéresserait très peu. Quand je vous dirai que pendant six mois j’ai vécu honnêtement, vous ne pourrez vous étonner que d’une chose, c’est que j’aie vécu. Dans les derniers jours de mai 1884, j’ai mis au monde une petite fille… Ne passez donc pas votre main sur votre front, mon cher ; ça ne se fait plus, même au Gymnase… Une petite fille très gentille, qui a vécu