Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/34

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jamais perdre la mémoire de ma mère, me la rappeler surtout quand je serais grand, lorsque j’aurais l’âge de me marier ; et ne pas oublier qu’il ne faut point épouser une femme si l’on n’est pas absolument sûr de la rendre heureuse.

C’est bon. Je me souviendrai. Mais pour le moment, l’image de ma mère, telle que je l’ai connue, et telle que je la voyais, il y a quelques semaines à peine, s’efface malgré moi de mon esprit ; c’est comme une enfant que je la vois, pas beaucoup plus grande que moi, en robe courte et avec ses cheveux dénoués ; et j’ai rêvé plus d’une fois de grandes parties que nous faisions ensemble ; elle m’est apparue, dans mon sommeil, comme une amie qui partageait mes jeux, comme une sœur ; il y a beaucoup de choses que je sens confusément, que je ne m’explique pas à moi-même, et que je dirais à une sœur ; et que peut-être, alors, je comprendrais.

Il y a tout plein de choses que je voudrais savoir et que je n’ose pas demander aux grandes personnes parce que, sans doute, elles se moqueraient de moi. Ces choses-là sont peut-être expliquées dans les livres. C’est dommage que je n’aie pas le droit de lire les livres. Je me suis bien hasardé, l’autre jour, à entr’ouvrir deux ou trois des gros volumes qui s’alignent sur les rayons des bibliothèques, dans le cabinet de mon grand-père ; mais mon grand-père m’a surpris pendant l’opération. Il m’a assuré qu’il n’y avait rien là qui pût m’intéresser ; je ne suis pas encore assez grand. (C’est toujours la même chose). D’ailleurs, il a peu de livres français ; presque tous ses livres sont allemands. Mon grand-père lui-même est Allemand. Un grand vieillard, très droit, très sec, avec des yeux d’un bleu très pâle, pleins de bonté, comme d’une bonté un peu fatiguée, mais qui n’a pas dû être sans énergie, autrefois ; la fatigue, l’amertume aussi, ont mis leurs marques aux coins des paupières et aux commissures des