Ma grand’mère n’est pas au courant des affaires militaires, et des conditions dans lesquelles s’opère l’avancement. Mais mon père sait à quoi s’en tenir ; il n’a pas pour rien quatre galons sur la manche. Il n’ignore pas que le général de Rahoul, en sa qualité d’ami intime du maréchal Bazaine, peut lui être fort utile ; et il le traite en conséquence.
Le général est donc venu s’installer dans la maison de la rue de Clagny. Jusqu’ici, je l’avais cru veuf ou célibataire. Mais il est marié. Il a épousé, lorsqu’il était lieutenant, et pour son argent, une femme dont on dit qu’elle n’est pas méchante mais d’une désespérante vulgarité. Cette femme est séquestrée par son mari ; quoiqu’elle se porte fort bien et qu’elle pèse au moins cent kilos, elle doit se prétendre continuellement malade, ne voir et ne recevoir personne. En somme, elle a disparu du monde. Son mari, qui la zèbre de coups de cravache, l’appelle son Panari. Je tiens ces détails et bien d’autres de Jean-Baptiste. Mme de Rahoul ne doit jamais se montrer en public et prend l’air à la dérobée, une fois la nuit tombée, comme un pensionnaire de lazaret. Quelquefois, quand il fait noir, je m’échappe et je cours jusqu’à la rue de Clagny. À travers les grilles du jardin j’aperçois quelque chose de sombre qui va et vient dans les allées, comme une grosse boule noire qui roule silencieusement. C’est le Panari qui se promène.
Jean-Baptiste a toujours une bonne histoire à me raconter. Mais ce matin il m’a apporté une bien mauvaise nouvelle. Mon grand-père a été pris d’une faiblesse hier soir, vers onze heures, et le médecin, qui est déjà venu trois fois, a dit qu’il ne fallait plus conserver aucun espoir. On m’habille à la hâte et l’on me conduit dans la chambre de mon aïeul, où se trouvent déjà ma grand’mère et mon père. Le vieillard est étendu dans son lit, immobile, les yeux clos.