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LE VOLEUR

Quoi d’étrange, là-dedans ? Pourquoi Roger-la-Honte n’aurait-il point des pensées et ne prendrait-il point plaisir à les agiter, avec l’espoir de trouver un jour la manière de s’en servir ? On admet bien que les honnêtes gens méditent ; pourquoi les voleurs ne réfléchiraient-ils pas ?

— Je ne sais pas si tu t’en es aperçu, continue Roger ; mais les toiles des grands maîtres qui illuminent les murs des musées, les poèmes de pierre ou de marbre qui resplendissent sous leurs voûtes, sont des appels à l’indépendance. Ce sont des cris vibrants vers la vie belle et libre, des cris pleins de haine et de dégoût pour les moralités esclavagistes et les légalités meurtrières.

— Non, dis-je, je ne m’en étais pas aperçu complètement ; mais j’en avais le sentiment vague. Je le vois maintenant : c’est vrai. Rien de plus anti-social — dans le sens actuel — qu’une belle œuvre. Et le chef-d’œuvre est individuel, aussi, dans son expression ; il existe par lui-même et, tout en existant pour tous, il sait n’exister que pour un ; ce qu’il a à dire, il le dit dans la langue de celui qui l’écoute, de celui qui sait l’écouter. Il est une protestation véhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté contre la Laideur et la Servitude ; et l’homme, quelles que soient la hideur qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui, peut entendre, s’il le veut, comme il faut qu’il l’entende, cette voix qui chante la grandeur de l’Individu et la haute majesté de la Nature ; cette voix fière qui étouffe les bégaiements honteux des bandes de pleutres qui font les lois et des troupeaux de couards qui leur obéissent. Voilà pourquoi, sans doute, les gouvernements nés du capital et du monopole font tout ce qu’ils peuvent pour écraser l’Art qui les terrorise, et ont une telle haine du chef-d’œuvre.

— Peut-être ; moi, je te dis ce que j’ai éprouvé ; mais je n’ai pas été seul à le ressentir. Je le sais. J’ai vu les figures des serfs de l’argent, les soirs des dimanches pluvieux, lorsqu’ils sortent des musées