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LE VOLEUR

— Mais non ; je sais avec quelle rapidité les œuvres d’art disparaissent mystérieusement des musées français ; je suis porté à croire qu’avant peu il ne restera plus au Louvre que les faux Rubens qui le déshonorent et les Guido Reni qui l’encombrent ; et que l’administration des Beaux-Arts prendra alors le parti raisonnable de placer la Source d’Ingres où elle devrait être, au milieu du Sahara. Mais continue ; qu’as-tu fait de ta Vierge ?

— Je l’ai emportée à Londres et je l’y ai vendue. Je l’ai vendue cinq cents livres sterling. En valait-elle cinq mille, ou dix mille, ou plus ? Je l’ignore ; d’ailleurs j’étais pressé. J’ai déposé douze mille francs dans une banque anglaise et, avec les cinq cent francs qui me restaient, je suis revenu à Paris. Je n’ai rien caché de la vérité à mon père et à ma mère, fort étonnés de mon absence qui avait duré trois jours. Je leur ai dit que j’avais volé, et je leur ai dit pourquoi ; je leur ai dit que je voulais être un voleur, et je leur ai dit pourquoi. Ils m’ont écouté, absolument atterrés ; j’ai profité de leur stupéfaction pour les quitter, après les avoir remerciés de ce qu’ils avaient fait pour moi, en les assurant que j’étais certain de leur discrétion et en leur promettant de leur envoyer bientôt mon adresse ; ce que je fis, en effet, dès mon arrivée à Londres. Huit jours après, je reçus une lettre de mon père.

— Il t’expédiait sa malédiction ?

— Pas le moins du monde. Il me disait qu’il avait beaucoup réfléchi à ce que je lui avais dit et à ce que j’avais fait, et qu’il était persuadé que je n’avais pas tort. « Mon cher enfant, m’écrivait-il, tu es encore trop jeune pour te douter de la douleur et de la tristesse qui enténèbrent la vie des malheureux êtres qui sont nés sans fortune et qui, pourtant, veulent se conduire honnêtement ; tu l’as deviné, mais tu ne le sais pas. Si je te disais quels sont leurs tourments et leurs soucis, leurs peines sans salaire et leurs fatigues sans récompense, tu ne voudrais pas me croire. J’aurai