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LE VOLEUR

se tient et tout arrive à se confondre. Est-ce la cocotte qui a perverti l’honnête femme, ou l’honnête femme la cocotte ? Est-ce le voleur qui a dépravé l’honnête homme ou l’honnête homme qui a produit le voleur ?… Vie abjecte, qu’elle soit avouée ou clandestine ; plaisirs bas, qu’ils soient cachés ou manifestes… Quelle différence, entre une orgie bourgeoise et une ripaille d’escarpes ? Mais les bourgeois s’amusent avec leur argent ! Eh ! bien, nous aussi, nous nous amusons avec leur argent — leur argent à eux, à ceux qui se laissent arracher de la bouche, par la main des moralistes, le pain que nous allons reprendre dans la poche de Prudhomme… Hélas ! on devient fou, mais on naît résigné…

De moins en moins, pourtant. Mais c’est comme si le cri de la révolte, douloureux et rare, faisait place à un ricanement facile et général, à un simple haussement d’épaules.

Je les regarde, ces souteneurs. Mon Dieu ! ce ne sont pas du tout les énergumènes du vice, les fanatiques de la dépravation qu’on en a voulu faire. Ce sont des êtres placides, à peine narquois, qui paraissent se rendre compte qu’ils ont une fonction, et non sans importance, dans l’organisme social. Ils échangent, avec des hochements de tête mélancoliques, des histoires bien pitoyables ; histoires racontées à leurs femmes, histoires qu’aime à débiter le monsieur qui paye à la marchande d’amour. Il parle à cœur ouvert, ce monsieur-là. Secrets de famille et d’alcôve, habitudes et préférences de l’épouse trahie, et ses sentiments et ses sensations, et ses charmes particuliers et ses défauts physiques, il livre tout à la prostituée. Le marlou, confident naturel de ces confidences, semble penser que les rapports du monsieur qui paye avec la courtisane sont surtout anti-esthétiques ; et il caresse sa maîtresse pour lui faire oublier les révélations odieuses faites par les clients, révélations qui dégoûteraient de la vie, à la longue ; il la caresse même très gentiment. Ce n’est pas une raison, parce qu’on a le