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LE VOLEUR

aussi malheureux, au fond, que les forçats courbés sous son joug…

Oui, autant. C’est à se demander si nous n’avons pas, tous, perdu le sentiment du temps où nous vivons ! On agit en dehors de soi, sans la compréhension des actes qu’on accomplit, sans la conception de leurs résultats ; le fait n’a plus aucun lien avec l’idée ; on gesticule machinalement sous l’impulsion de la névrose. On semble exister hors de la vie réelle, hors du rêve même — dans le cauchemar. — Je songe à cet homme que j’ai assailli, sur le pont ; à cette enfant qui est morte, avec une telle douleur, dans la chambre, là, à côté ; je songe à la longue semaine que je viens de passer avec cette femme désespérée, qui ne veut pas qu’on la console, qui m’aime, et que je ne peux pas aimer. Oh ! je voudrais l’aimer, pourtant ! L’aimer assez pour ne plus voir qu’elle, ne plus rêver qu’elle, pour oublier toutes les choses dont je ne veux pas me souvenir, toutes les images qui me harcèlent — l’aimer assez pour que je puisse être heureux de son bonheur et qu’elle puisse être heureuse du mien…

Et, longtemps après que l’abbé m’a quitté, je reste seul avec les pensées désolées et confuses qui tremblotent devant mes yeux lassés.

Mais Charlotte, qui est entrée sans que j’aie pu l’entendre, vient poser sa main sur mon épaule.

— Qu’as-tu ? demande-t-elle. Que t’a dit ce prêtre ?

— Rien.

— Comme tu me réponds !… Il y a si longtemps que tu es seul ici, tu as l’air tellement absorbé !…

— Non, il ne m’a rien dit d’intéressant. D’ailleurs, tu le connais et tu sais qu’à part ses anecdotes et ses plaisanteries de pince-sans-rire…

— Il m’a toujours semblé extraordinaire. C’est un être étrange ; il n’est pas antipathique, mais il fait peur ; et il y a en lui, sûrement, autre chose que ce qu’il laisse paraître. Que fais-tu avec lui ?

— Pas grand’chose. Des cambriolages, de temps en temps.