Page:Darien - Le Voleur, Stock, 1898.djvu/91

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
74
LE VOLEUR

vous aurez été assez habile pour mettre en lieu sûr le produit de vos précédents larcins. Il n’y a qu’une opinion publique, voyez-vous : c’est celle de la Bourse ; elle donne sa cote tous les jours. Lisez-la en faisant votre compte, même si vous revenez du bagne. Vous saurez ce qu’on pense de vous.

— J’ai déjà eu l’occasion de la consulter une fois, cette opinion publique ; lorsque j’ai voulu m’assurer de la valeur des titres avec lesquels mon oncle avait réglé ses comptes de tutelle.

— Oui, je sais ; elle vous a répondu : cent mille francs, à peu près. C’était comme si elle vous avait dit : Tu risqueras cette somme dans une entreprise quelconque, et tu la perdras ; car ton capital est mince et les gros capitaux n’existent que pour dévorer les petits. Ou bien, tu chercheras à joindre à tes maigres revenus ceux d’un de ces emplois honnêtes qui, pour être peu lucratifs, n’en sont pas moins pénibles. Ceux qui les exercent ne mangent pas tout à fait à leur faim, sont vêtus presque suffisamment, compensent l’absence des joies qu’ils rêvent par l’accomplissement de devoirs sociaux que l’habitude leur rend nécessaires ; et, à part ça, vivent libres comme l’air — l’air qu’on paye aux contributions directes.

— La perspective était engageante. Néanmoins, elle ne m’attirait pas. J’étais assez bien doué, il est vrai, et si j’avais eu de l’ambition… Mais je n’ai pas d’ambition. Arriver ! À quoi ? Chagrin solitaire ou douleur publique. Manger son cœur dans l’ombre ou le jeter aux chiens. D’ailleurs, je n’avais pas la notion déprimante de l’avenir. Je voulais vivre pour vivre.

— Ne faites pas de la résolution que vous avez prise une question de principes, dit Issacar. Rien de mauvais comme les principes. Vous êtes, ainsi que tous les autres criminels, poussé par une force que vous ne connaissez pas, qui n’est point héréditaire, et à laquelle les milieux que vous avez traversés ont simplement permis un libre développement. Le voleur est un prédestiné.