Page:Darwin - La Descendance de l’homme, 1881.djvu/159

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tenu que par la crainte du châtiment et la conviction qu’à la longue il vaut mieux, même dans son intérêt, respecter le bien des autres que consulter uniquement son égoïsme.

Il est évident que, avec une conscience souple, un homme peut satisfaire ses propres désirs, s’ils ne heurtent pas ses instincts sociaux, c’est-à-dire le bien-être des autres ; mais, pour qu’il soit à l’abri de ses propres reproches ou au moins de toute anxiété, il est indispensable qu’il évite le blâme, raisonnable ou non, de ses semblables. Il ne faut pas non plus qu’il rompe avec les habitudes établies de sa vie, surtout si elles sont basées sur la raison, car alors il éprouverait sûrement certains regrets. Il faut également qu’il évite la réprobation du dieu ou des dieux auxquels suivant ses connaissances ou ses superstitions, il peut croire ; mais, dans ce cas, la crainte d’une punition divine intervient fréquemment.


Les vertus strictement sociales estimées seules dans le principe. – Cet aperçu de l’origine et de la nature du sens moral qui nous avertit de ce que nous devons faire, et de la conscience qui nous blâme si nous lui désobéissons, concorde avec l’état ancien et peu développé de cette faculté dans l’humanité. Les vertus, dont la pratique est au moins généralement indispensable pour que des hommes grossiers puissent s’associer en tribus, sont celles qu’on reconnaît encore pour les plus importantes. Mais elles sont presque toujours pratiquées exclusivement entre hommes de la même tribu ; leur infraction, vis-à-vis d’hommes appartenant à d’autres tribus, ne constitue en aucune façon un crime. Aucune tribu ne pourrait subsister si l’assassinat, la trahison, le vol, etc., y étaient habituels ; par conséquent, ces crimes sont « flétris d’une infamie éternelle[1] dans les limites de la tribu » ; mais au-delà de ces limites ils n’excitent plus ces mêmes sentiments. Un Indien de l’Amérique du Nord est content de lui-même et considéré par les autres lorsqu’il a scalpé un individu appartenant à une autre tribu ; un Dyak coupe la tête d’une personne qui ne lui a rien fait, et la fait sécher pour s’en faire un trophée. L’infanticide a été pratiqué dans le monde entier[2] sur la plus vaste échelle, sans soulever de repro-

    p. 169), beaucoup d’exemples curieux tendant à prouver que les plus grands criminels paraissent avoir été entièrement dépourvus de conscience.

  1. Voir un excellent article dans North British Review, 1867, p. 395 ; voir aussi M. W. Bagehot, On the importance of obedience and coherence to primitive man, dans Fortnightly Review, 1867, p. 529, et 1868, p. 457, etc.
  2. L’exposé le plus complet que je connaisse est celui du docteur Gerland, Ueber das Aussterben der Naturvölker, 1868 ; mais j’aurai à revenir sur l’infanticide dans un chapitre subséquent.