Page:Darwin - La Descendance de l’homme, 1881.djvu/24

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dictées par un tout autre ordre d’idées, et acceptées, jusqu’ici, comme on accepte mille choses, sans en examiner le fond.

« Espèces sont, avait dit Linné, les types créés dès le commencement, » et on avait accepté, tant bien que mal, cette définition qui suppose un créateur, un nombre considérable de types indépendants les uns des autres, et un renouvellement successif de l’ameublement organique de la terre, si j’ose m’exprimer ainsi, d’après un plan fixé d’avance dans les différentes époques de son histoire. — Cet axiome admis, il n’y avait plus, en réalité, à examiner les rapports des différents organismes entre eux, ni avec leurs prédécesseurs ; — chaque espèce étant une création indépendante en elle-même, il était, au fond, bien indifférent si le loup ressemblait au chien ou à la baleine !

Or, si plusieurs prédécesseurs de Darwin avaient osé s’insurger partiellement contre tel ou tel point de cet axiome, leurs voix étaient restées sans écho ; — ces insurrections avortées n’avaient contribué, comme en politique, qu’à mieux asseoir le gouvernement existant et à faire croire à son infaillibilité. Mais aujourd’hui, grâce à Darwin, une révolution complète a été opérée, et les partisans du gouvernement déchu se trouvent à peu près dans la même situation que les chefs de mainte révolution ; — ils ne peuvent en aucune façon revenir aux anciens errements, mais ils ne savent que mettre à la place. Personne, en Europe au moins, n’ose plus soutenir la création indépendante, et de toutes pièces, des espèces ; — mais on hésite, lorsqu’il s’agit de suivre une voie nouvelle dont on ne voit pas encore l’issue.

« Il faut accepter cette théorie, a dit un homme de grand sens, uniquement parce que nous n’avons rien de meilleur. Que pouvez-vous mettre à sa place ? »

Je l’ai dit, — la nouvelle direction imprimée aux sciences zoologiques par Darwin n’est pas tant remarquable en elle-même que comme manifestation de cet esprit libre qui tâche de s’affranchir des liens imposés et qui veut voler de son propre essor. Elle veut rattacher les innombrables formes dans lesquelles s’est manifestée la vie organique à cette circulation générale qui anime le monde entier ; — pour traduire sa tendance par un mot emprunté à la physique, elle veut considérer les organismes comme des manifestations, enchaînées entre elles, d’une seule et même force, et non pas comme des forces indépendantes. Si toutes nos sciences exactes sans exception sont fondées, depuis Lavoisier, sur le principe de la matière impérissable, les étonnantes découvertes de Mayer et de ses successeurs ont été engendrées par la conception de la force impérissable. Dans toutes les modifications de la forme, la quantité de force dépensée reste toujours la même ; la force est mutable en sa qualité, mais non en sa quantité ; elle est indestructible comme la matière ; — à chaque molécule, à chaque quantité appréciable de la matière est liée, d’une manière impérissable et éternelle, une quantité correspondante de force. Les manifestations extérieures de la force peuvent revêtir autant de formes différentes que la matière, — mais la quantité dépensée dans une opération ou mutation quelconque doit se retrouver dans une autre opération précédente ou suivante, et doit rester identiquement la même dans toute la série des phénomènes qui se sont passés antérieurement ou qui doivent suivre dans le cours du temps.

N’oublions pas, messieurs, que ce principe, conçu par Mayer, il n’y a