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DOMPTAGE DES CHEVAUX.

lui passer un mors en fer, car il faut qu’il apprenne à comprendre que l’impulsion donnée à la bride représente la volonté de son maître ; jusque-là le mors le plus puissant ne servirait à rien.

Il y a tant de chevaux dans ce pays, que l’humanité et l’intérêt n’ont presque rien en commun, et c’est pour cette raison, je crois, que l’humanité a fort peu d’empire. Un jour que je parcourais les Pampas à cheval, accompagné de mon hôte, estanciero fort respectable, ma monture fatiguée restait en arrière. Cet homme me criait souvent de l’éperonner. Je lui répondais que ce serait une honte, car le cheval était complètement épuisé. « Qu’importe ! criait-il, éperonnez ferme, le cheval m’appartient. » J’eus alors quelque difficulté à lui faire comprendre que si je ne me servais pas de l’éperon, c’était à cause du cheval et non à cause de lui. Il parut fort étonné et s’écria : Ah ! don Carlos, que cosa ! Il n’avait certainement jamais eu une idée semblable.

On sait que les Gauchos sont excellents cavaliers. Ils ne comprennent pas qu’on puisse être renversé de cheval, quels que soient les écarts de ce dernier. Pour eux, un bon cavalier est celui qui peut diriger un poulain indompté, qui peut, si son cheval vient à tomber, se retrouver sur ses pieds ou accomplir d’autres exploits analogues. J’ai entendu un homme parier qu’il ferait tomber son cheval vingt fois de suite et que sur ces vingt fois il ne tomberait pas lui-même plus d’une fois. Je me rappelle avoir vu un Gaucho qui montait un cheval fort opiniâtre ; trois fois de suite celui-ci se cabra si complètement, qu’il retomba sur le dos avec une grande violence ; le cavalier, conservant tout son sang-froid, jugea chaque fois le moment où il fallait se jeter à bas, et à peine le cheval était-il debout à nouveau, que l’homme s’élançait sur son dos ; ils partirent enfin au galop. Le Gaucho ne semble jamais employer la force. Un jour, alors que je galopais auprès de l’un d’eux, excellent cavalier d’ailleurs, je me disais qu’il faisait si peu attention à son cheval que, si celui-ci venait à faire un écart, il serait certainement désarçonné. À peine m’étais-je fait cette réflexion, qu’une autruche s’élança hors de son nid sous les pas mêmes du cheval ; le jeune poulain fit un bond de côté, mais quant au cavalier, tout ce que je puis dire, c’est qu’il partagea la terreur de son cheval et se jeta de côté avec lui, mais sans quitter la selle.

Au Chili et au Pérou on s’occupe bien davantage de la finesse de la bouche du cheval qu’on ne le fait à la Plata ; c’est évidemment là une des conséquences de la nature plus accidentée du