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LES FUÉGIENS.

mer ; aussi se détournait-il ordinairement pour cacher un sourire ou même un éclat de rire, puis il répétait son « Pauvre, pauvre homme ! » Bon patriote, il avait coutume de dire tout le bien possible de sa tribu et de son pays, où il y avait, disait-il, ce qui était parfaitement vrai d’ailleurs, « une grande quantité d’arbres » ; mais il se moquait de toutes les autres tribus. Il déclarait emphatiquement que, dans son pays, il n’y avait pas de diable. Jemmy était petit, gros, gras et extrêmement coquet ; il portait toujours des gants, se faisait couper les cheveux et éprouvait un violent chagrin si l’on venait à salir ses bottes bien cirées. Il aimait beaucoup à se regarder dans un miroir, ce dont s’aperçut bien vite un petit Indien fort gai du rio Negro, qui resta avec nous à bord pendant quelques mois et qui avait l’habitude de se moquer de lui. Jemmy, fort jaloux des attentions que l’on pouvait avoir pour ce petit garçon, ne l’aimait pas du tout et avait coutume de dire en hochant gravement la tête : « Trop de gaieté ! » Quand je me rappelle toutes ses bonnes qualités, j’éprouve encore, aujourd’hui, je dois l’avouer, le plus profond étonnement à la pensée qu’il appartenait à la même race que les sauvages ignobles, infects, que nous avons vus à la Terre de Feu, et que probablement il avait le même caractère qu’eux. Fuegia Basket, enfin, était une jeune fille gentille, modeste, réservée, aux traits assez agréables, mais qui quelquefois s’assombrissaient ; elle apprenait tout fort vite, et surtout les langues. Nous eûmes la preuve de cette étonnante facilité par la quantité d’espagnol et de portugais qu’elle apprit en fort peu de temps à Rio de Janeiro et à Montevideo et par ce qu’elle était arrivée à savoir d’anglais. York Minster se montrait fort jaloux des attentions que l’on pouvait avoir pour elle et il était clair qu’il avait l’intention d’en faire sa femme dès qu’ils seraient de retour dans leur pays.

Bien que tous trois comprissent et parlassent assez bien l’anglais, il était toutefois singulièrement difficile de savoir par eux quelles étaient les habitudes de leurs compatriotes. Cela provenait, je crois, en partie de ce qu’il leur était fort difficile de comprendre la moindre alternative. Quiconque est habitué aux jeunes enfants sait combien il est difficile d’obtenir d’eux une réponse aux questions les plus simples : une chose est-elle blanche ou noire, par exemple ? L’idée du noir et l’idée du blanc semblent alternativement remplir leur esprit. Il en était de même pour ces Fuégiens ; aussi, le plus souvent, était-il impossible de savoir, en les interrogeant à nouveau, si on avait bien compris ce qu’ils vous avaient