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LE PORTILLO.

notre dîner, que nous mangions à la belle étoile, sans avoir à dépendre de qui que ce soit. J’avais pour compagnons de voyage Mariano Gonzales, qui m’avait déjà accompagné dans mes excursions à travers le Chili, et un « arriero » avec ses dix mules et une « madrina ». La madrina, ou marraine, est un personnage très-important : c’est une vieille jument fort tranquille portant au cou une petite clochette ; partout où elle va, les mules la suivent comme de bons enfants. L’affection de ces animaux pour leur madrina vous évite quantité de soucis. Si on a mis à paître dans un champ plusieurs troupes de mules, les muletiers n’ont qu’à conduire les madrinas dans ce champ et, s’éloignant un peu les uns des autres, à faire résonner les clochettes ; il importe peu qu’il y ait deux ou trois cents mules dans le champ, car chacune d’elles reconnaît immédiatement le son de la clochette de sa madrina et vient se ranger auprès d’elle. Il est presque impossible de perdre une vieille mule ; si on la retient par force pendant des heures, elle finit par s’échapper et, tout comme un chien, elle suit ses compagnons à la piste et les rattrape, ou plutôt, s’il faut en croire les muletiers, elle suit la madrina à la piste, car elle est le principal objet de ses affections. Je ne crois pas, toutefois, que ce sentiment d’affection revête un caractère individuel ; je pense que tout autre animal portant une clochette pourrait servir de madrina. Chaque mule, en pays plat, peut porter 416 livres (189 kilogrammes) ; mais en pays montagneux, elle porte 100 livres (45 kilogrammes) de moins. On ne dirait jamais que cet animal, d’apparence si délicate, pût porter un fardeau aussi pesant ! La mule m’a toujours paru un animal fort surprenant. Un hybride qui possède plus de raison, plus de mémoire, plus de courage, plus d’affection sociale, plus de puissance musculaire, qui vit plus longtemps qu’aucun de ses parents, voilà qui semble indiquer que, dans ce cas, l’art a surpassé la nature. Sur nos dix animaux, nous en réservions six comme montures ; les quatre autres portaient nos bagages à tour de rôle. Nous avions emporté une assez grande quantité de provisions dans la crainte d’être bloqués par les neiges, car la saison commençait à être un peu avancée pour traverser le Portillo.

19 mars. — Nous dépassons aujourd’hui la dernière maison habitée de la vallée. Depuis quelque temps déjà les habitations sont fort clairsemées et cependant, partout où l’irrigation est possible, le sol est très-fertile. Toutes les grandes vallées de la Cordillère ont un caractère commun : de chaque côté s’étend une bande ou