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SOCÉGO.

reda me dit qu’il a planté l’année précédente un sac de feijaô ou haricots et trois sacs de riz ; les haricots produisirent quatre-vingts fois autant, le riz trois cent vingt fois autant. Un admirable troupeau de bestiaux erre dans les pâturages, et il y a tant de gibier dans les bois, que, chacun des trois jours qui avaient précédé notre arrivée, on avait tué un cerf. Cette abondance se traduit au dîner, et alors les invités ploient réellement sous le fardeau, si la table elle-même est en état de résister, car il faut goûter à chaque plat. Un jour, j’avais fait les plus savants calculs pour arriver à goûter de tout et je pensais sortir victorieux de l’épreuve quand, à ma profonde terreur, je vis arriver un dindon et un cochon rôtis. Pendant le repas, un homme est constamment occupé à chasser de la salle une quantité de chiens et de petits négrillons qui cherchent à se faufiler dès qu’ils en trouvent l’occasion. L’idée d’esclavage bannie, il y a quelque chose de délicieux dans cette vie patriarcale, tant on est absolument séparé et indépendant du reste du monde. Aussitôt qu’on voit arriver un étranger, on sonne une grosse cloche et souvent même on tire un petit canon ; c’est sans doute pour annoncer cet heureux événement aux rochers et aux bois d’alentour, car de tous côtés la solitude est complète. Un matin, je vais me promener une heure avant le lever du soleil pour admirer à l’aise le silence solennel du paysage. Bientôt j’entends s’élever dans les airs l’hymne que chantent en chœur tous les nègres au moment de se mettre au travail. Les esclaves sont, en somme, fort heureux dans des fazêndas telles que celle-ci. Le samedi et le dimanche, ils travaillent pour eux ; et, dans cet heureux climat, le travail de deux jours par semaine est plus que suffisant pour soutenir pendant toute la semaine un homme et sa famille.

14 avril. — Nous quittons Socêgo pour nous rendre à une autre propriété située sur le rio Macâe, limite des cultures dans cette direction. Cette propriété a près de 1 lieue de longueur, et le propriétaire a oublié quelle peut en être la largeur. On n’en a encore défriché qu’une toute petite partie, et cependant chaque hectare peut produire à profusion toutes les riches productions des terres tropicales. Comparée à l’énorme étendue du Brésil, la partie cultivée est insignifiante ; presque tout reste à l’état sauvage. Quelle énorme population ce pays ne pourra-t-il pas nourrir dans l’avenir ! Pendant le second jour de notre voyage, la route que nous suivons est si encombrée de plantes grimpantes, qu’un de nos hommes nous précède, la hache à la main, pour nous ouvrir un passage. La forêt