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Page:Darwin - Voyage d’un naturaliste autour du monde, trad. Barbier, 1875.djvu/457

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TEMPÉRANCE DES INDIGÈNES.

leurs lois : j’avais emporté avec moi un petit flacon d’eau-de-vie, et je les pressai tant d’en accepter, qu’ils ne purent refuser ; mais dès qu’ils en buvaient une gorgée, ils mettaient un doigt devant leur bouche en prononçant le mot : « Missionnaires ». Il y a environ deux ans, bien que l’ava fût interdit, l’ivrognerie exerça des ravages effroyables à cause de l’introduction des alcools. Les missionnaires persuadèrent à quelques hommes intelligents, qui comprenaient que le pays allait se dépeupler rapidement, de former une société de tempérance. Entraînés par le bon sens ou honteux de rester à l’écart, tous les chefs et la reine elle-même devinrent membres de cette société. On vota immédiatement une loi défendant l’introduction des alcools et punissant d’une amende quiconque introduirait ou vendrait cet article défendu. Pour être juste jusqu’au bout, on alloua un certain laps de temps pour permettre l’emploi des provisions qui se trouvaient dans l’île. Mais, le jour où la loi devint exécutoire, on fit une visite générale, dont ne furent même pas exceptées les maisons des missionnaires, et on répandit sur le sol tout l’ava que l’on trouva (les indigènes donnent ce nom générique d’ava à tous les alcools). Quand on pense aux effets de l’intempérance sur les indigènes des deux Amériques, je pense que quiconque aime Taïti doit être reconnaissant aux missionnaires. Aussi longtemps que la petite île de Sainte-Hélène appartint à la Compagnie des Indes orientales, on y défendit la vente des alcools, à cause du mal qui avait été fait ; on y faisait venir du vin du cap de Bonne-Espérance. Il est assez singulier, et ce n’est guère à notre avantage, que, l’année même où on permettait à nouveau la vente des alcools à Sainte-Hélène, le peuple de Taïti en défendait l’usage.

Nous nous remettons en route après déjeuner. Le seul but que je me proposais était de voir un peu l’intérieur de l’île ; nous revenons donc par un autre sentier qui nous conduit un peu plus bas dans la vallée principale. Le sentier est d’abord très-difficile sur le flanc de la montagne qui borde la vallée. Dès que le sol devient un peu plus plat, nous avons à traverser de véritables forêts de bananiers sauvages. Quand on voit, à l’ombre épaisse de ces arbres, les Taïtiens le corps nu et tatoué, la tête ornée de fleurs, on pense malgré soi à l’homme habitant quelque terre primitive. Pour descendre dans la vallée, il nous faut suivre une longue ligne de saillies de rochers ; elles sont extrêmement étroites et, dans bien des endroits, aussi inclinées qu’une échelle, mais elles sont toutes recouvertes d’une magnifique végétation. Le soin extrême qu’il faut