Page:Darwin - Voyage d’un naturaliste autour du monde, trad. Barbier, 1875.djvu/459

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
443
LES MISSIONNAIRES.

ces trois récits, on pourra se faire certainement une idée assez exacte de ce qu’est Taïti au moment actuel (1833). Cependant les deux derniers auteurs que j’ai cités m’avaient donné une opinion absolument incorrecte, c’est-à-dire que les Taïtiens étaient devenus sombres et moroses et qu’ils avaient une peur effroyable des missionnaires. J’avoue n’avoir pas trouvé trace de ce sentiment, à moins qu’on ne confonde la crainte et le respect. Je croyais trouver un peuple mécontent, j’affirme au contraire qu’il serait difficile de trouver en Europe une nation aussi gaie et aussi heureuse. On reproche cependant aux missionnaires, comme une petitesse et comme une folie, d’avoir proscrit l’usage de la flûte et de la danse ; on leur reproche aussi la stricte observation du dimanche qu’ils ont établie dans ces îles. Ce n’est pas à moi, qui n’ai pas été autant de jours ici que d’autres y ont été d’années, à exprimer une opinion sur ce point.

En somme, il me semble que les sentiments moraux et religieux des habitants sont dignes de remarque. Il y a bien des gens qui attaquent, plus vivement encore que Kotzebue, et les missionnaires, et leur système, et les résultats qu’ils ont obtenus. Mais ils ne se donnent pas la peine de comparer l’état actuel de l’île avec ce qu’il était il y a vingt ans à peine ou même avec l’état de l’Europe à notre époque ; ils voudraient trouver dans cette île la perfection chrétienne. Ils voudraient que les missionnaires aient réussi à faire ce que les apôtres eux-mêmes n’ont pu faire. Ils ne songent qu’à blâmer les missionnaires de n’avoir pas amené ces peuples à l’état de moralité la plus parfaite, au lieu de les louer des résultats qu’ils ont obtenus. Ils oublient, ou ils ne veulent pas se rappeler, que les sacrifices humains, — que la puissance des prêtres idolâtres, — qu’un système de débauches sans pareil dans aucune autre partie du monde, — que l’infanticide, conséquence de ce système, — que des guerres cruelles, pendant lesquelles les vainqueurs n’épargnaient ni les femmes ni les enfants, ont disparu aujourd’hui ; que l’introduction du christianisme a considérablement réduit la fraude, l’intempérance et la débauche. C’est une profonde ingratitude chez un voyageur que d’oublier tout cela, car, s’il est sur le point de faire naufrage sur quelque côte inconnue, il doit vivement désirer que les enseignements des missionnaires aient pénétré jusque-là.

On dit, il est vrai, que les femmes ne sont guère plus vertueuses qu’elles ne l’étaient autrefois. Mais, avant de blâmer les missionnaires, il est bon de se rappeler les scènes décrites par le capitaine Cook et par M. Banks, scènes dans lesquelles les grand’mères