Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1873.djvu/10

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
6
LA FANTAISIE ET L’HISTOIRE.

rires, des billes qui roulent, des verres qui se choquent. Le maréchal est en train de faire sa partie, et voilà pourquoi l’armée attend des ordres. Quand le maréchal a commencé sa partie, le ciel peut bien crouler, rien au monde ne saurait l’empêcher de la finir. Le billard ! c’est sa faiblesse à ce grand homme de guerre. Il est là, sérieux comme à la bataille, en grande tenue, la poitrine couverte de plaques, l’œil brillant, les pommettes enflammées, dans l’animation du repas, du jeu, des grogs. Ses aides de camp l’entourent, empressés, respectueux, se pâmant d’admiration à chacun de ses coups. Quand le maréchal fait un point, tous se précipitent vers la marque ; quand le maréchal a soif, tous veulent lui préparer son grog. C’est un froissement d’épaulettes et de panaches, un cliquetis de croix et d’aiguillettes, et de voir tous ces jolis sourires, ces fines révérences de courtisans, tant de broderies et d’uniformes neufs, dans cette haute salle à boiseries de chêne, ouverte sur des parcs, sur des cours d’honneur, cela rappelle les automnes de Compiègne et repose un peu des capotes souillées qui se morfondent là-bas au long des routes et font des groupes si sombres sous la pluie.

Le partenaire du maréchal est un petit capitaine d’état-major, sanglé, frisé, ganté de clair,