Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/140

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toujours debout, mènent au vide. Il n’y a plus de pont. Les deux piles ont sauté, éparpillant tout autour les pierres qui sont restées là. La petite maison blanche du péage, à moitié détruite par la secousse, a l’air d’une ruine toute neuve, barricade ou démolition. Les cordes, les fils de fer trempent tristement ; le tablier affaissé dans le sable forme, au milieu de l’eau, comme une grande épave surmontée d’un drapeau rouge pour avertir les mariniers, et tout ce que la Seine emporte d’herbes coupées, de planches moisies s’arrête là en un barrage tout plein de remous et de tourbillons. Il y a une déchirure dans le paysage, quelque chose d’ouvert et qui sent le désastre. Pour achever d’attrister l’horizon, l’allée qui menait au pont s’est éclaircie. Tous ces beaux peupliers si touffus, dévorés jusqu’au faîte par les larves, — les arbres ont leurs invasions, eux aussi, — étendent leurs branches sans bourgeons, amincies, déchiquetées ; et dans la grande avenue, inutile et déserte, les gros papillons blancs volent lourdement…

En attendant que le pont soit reconstruit, on a installé près de là un bac, un de ces immenses radeaux où l’on embarque les voitures tout attelées, des chevaux de labour avec leur charrue et des vaches qui arrondissent leurs yeux tranquilles à la vue et au mouvement de