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Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/209

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moi, longtemps, jusqu’à la Seine. L’eau était noire, le quai désert. Paris sombre, privé de gaz, s’endormait dans un cercle de feu ; les éclairs des canons clignotaient tout autour et des rougeurs d’incendie s’allumaient de place en place sur les hauteurs. Tout près de moi, j’entendais des voix basses, pressées, distinctes dans l’air froid. On haletait, on s’encourageait…

« Oh ! hisse !… »

Puis les voix s’arrêtaient tout à coup, comme dans l’ardeur d’un grand travail qui absorbe toutes les forces de l’être. En m’approchant du bord, je finis par distinguer dans cette vague lueur qui monte de l’eau la plus noire une canonnière arrêtée au pont de Bercy et s’efforçant de remonter le courant. Des lanternes secouées au mouvement de l’eau, le grincement des câbles que halaient les marins, marquaient bien les ressauts, les reculs, toutes les péripéties de cette lutte contre la mauvaise volonté de la rivière et de la nuit… Brave petite canonnière, comme tous ces retards l’impatientaient !… Furieuse, elle battait l’eau de ses roues, la faisait bouillonner sur place… Enfin un effort suprême la poussa en avant. Hardi garçons !… Et quand elle eut passé et qu’elle s’avança toute droite dans le brouillard, vers la bataille qui l’appelait, un grand