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Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/54

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surtout, c’était la gaucherie, la naïveté de mes personnages, et j’éprouvais une véritable émotion à suivre à travers leur mimique, expressive et limpide comme l’âme de deux acteurs de Séraphin, toutes les péripéties d’un adorable drame familial…

Je voyais la mère se disant un beau matin :

« Il m’ennuie, ce M. Trochu, avec ses consignes… Il y a trois mois que je n’ai pas vu mon enfant… Je veux aller l’embrasser. »

Le père, timide, emprunté dans la vie, effaré à l’idée des démarches à faire pour se procurer un permis, a d’abord essayé de la raisonner :

« Mais tu n’y penses pas, chérie. Ce Mont-Valérien est au diable… Comment feras-tu pour y aller, sans voiture ? D’ailleurs, c’est une citadelle ! les femmes ne peuvent pas entrer.

— Moi, j’entrerai », dit la mère ; et comme il fait tout ce qu’elle veut, l’homme s’est mis en route, il est allé au secteur, à la mairie, à l’état-major, chez le commissaire, suant de peur, gelant de froid, se cognant partout, se trompant de porte, faisant deux heures de queue à un bureau, et puis ce n’était pas celui-là. Enfin, le soir, il est revenu avec un permis du gouverneur dans sa poche… Le lendemain, on s’est levé de bonne heure, au froid, à la lampe. Le père casse une croûte pour se réchauffer, mais la mère n’a pas faim.