Page:Daudet - Jack, II.djvu/306

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— Je pense que c’est depuis que nous nous connaissons, monsieur. Du plus loin que je me rappelle, je me sens de la haine au cœur contre vous. D’abord, que pourrions-nous être l’un à l’autre, sinon deux ennemis ? Quel autre nom pourrais-je vous donner ? Qui êtes-vous pour moi ? Devrais-je seulement vous connaître ? Et si parfois dans ma vie j’ai pensé à vous sans colère, croyez-vous que j’aie jamais pu y penser sans rougir ?

— C’est vrai, Jack, je conviens que notre situation réciproque était fausse, très fausse. Mais vous ne sauriez me rendre responsable d’un hasard, d’une fatalité… Après tout, mon cher ami, la vie n’est pas un roman… Il ne faut pas exiger d’elle…

Mais Jack l’arrêta court au milieu de ces considérations filandreuses qui ne lui faisaient jamais défaut.

— Vous avez raison, monsieur. La vie n’est pas un roman ; elle est très sérieuse au contraire et positive. La preuve, c’est que tous mes moments, à moi, sont comptés, et qu’il m’est interdit de perdre mon temps en discussions oiseuses… Pendant dix ans, ma mère a été à vous, votre servante, votre chose. Ce que j’ai souffert pendant ces dix années, ma fierté d’enfant ne vous l’a jamais appris ; mais passons. Ma mère est à moi maintenant. Je l’ai reprise, et par tous les moyens possibles je saurai la retenir. Je ne vous la rendrai jamais… D’ailleurs, pourquoi faire ?… Qu’est-ce que vous lui voulez ?… Elle a des cheveux gris, des