Page:Daudet - Jack, II.djvu/356

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… Lui-même est un de ces voyageurs. Il s’en va sur cette route qui ressemble à celle d’Étiolles, plus longue, plus sinueuse et s’allongeant à chaque pas. Cécile, sa mère le précèdent sans vouloir l’attendre ; et il distingue entre les arbres le flottement de leurs deux robes. Ce qui l’empêche de les joindre, ce sont d’énormes machines rangées le long des fossés, effrayantes, ronflantes, et dont les gueules ouvertes, les dards fumants, lui envoient un souffle embrasé. Raboteuses à vapeur, scies à vapeur, elles sont toutes là, faisant aller leurs bielles, leurs crocs, leurs pistons, dans un train assourdissant de marteaux à la forge. Jack, tout tremblant, se décide à passer au milieu d’elles ; il est happé, saisi, déchiré ; des lambeaux de sa chair sont emportés avec ceux de sa blouse de travail, ses jambes brûlées par de gros lingots en fusion, et tout son corps enveloppé de brasiers ardents dont l’enfer le pénètre jusqu’à la poitrine. Quelle lutte horrible pour sortir de là, pour se réfugier dans la Forêt de Sénart, dont la lisière borde cette route maudite… Et voici que, sous la fraîcheur des grandes ramées, Jack, redevient tout petit. Il a dix ans. Il rentre d’une de ses bonnes courses avec le garde ; mais là-bas, au coin d’une allée, la vieille Salé, la serpe au poing, le guette assise sur son fagot. Il veut fuir ; la vieille s’élance après lui, lui « donne une chasse » éperdue à travers l’immense forêt, si sombre maintenant que la nuit descend sous les arbres. Il court, il court… La vieille va plus vite que