Page:Daudet - L’Immortel (Lemerre 1890).djvu/128

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famille ainsi groupée présente une scène sentimentale à la Greuze qu’on se figurerait volontiers sur une de ces hautes lisses claires qui tendent les murs du salon et dont l’extraordinaire vieillard est presque contemporain. Le grand-duc, très touché, cherche une parole heureuse ; mais l’auteur des Lettres à Uranie ne figure pas sur ses menus. Il s’en tire par quelques phrases vagues, auxquelles le vieux Réhu, croyant qu’on l’interroge sur son âge comme d’habitude, répond : « Quatre-vingt-dix-huit ans dans quinze jours, Altesse… » Puis il ajoute, ce qui ne rime pas davantage aux félicitations encourageantes du grand-duc : « Pas depuis 1803, monseigneur… la ville doit être bien changée… » Et pendant que s’échange ce singulier dialogue, Paul chuchote à sa mère : « Tu le reconduiras, si tu veux ; moi, je ne m’en charge plus… Il est d’une humeur de loup… En voiture, tout le temps, il m’envoyait des coups de pied dans les jambes… pour détirer ses nerfs, disait-il. » Lui-même, le jeune Paul a la voix cruellement nerveuse et cassante, ce soir, quelque chose de serré, de contracturé sur sa figure douce, que sa mère connaît bien, qu’elle a vu tout de suite quand elle est entrée. Qu’y a-t-il encore ? Elle le surveille, essaie de lire dans ses yeux clairs qui se dérobent impénétrables, seulement plus aigus, plus durs.

Et le froid du dîner, le froid solennel continue,