Page:Daudet - L’Immortel (Lemerre 1890).djvu/154

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Elle lui parlait de tout près, penchée vers lui, laissant crouler ses fleurs, rassurée contre tout danger par les deux larges dos noirs, les hauts chapeaux à cocardes noires qu’un grand parapluie abritait sur le siége.

« Écoutez, je vous promets de venir une fois, au moins une fois, avant… » Elle s’arrêta épouvantée. Dans la sincérité de son effusion, n’allait-elle pas lui avouer leur séparation prochaine, son départ à Pétersbourg. Et se reprenant bien vite, elle jura de venir le surprendre une après-midi où elle n’irait pas là-bas ensuite.

« Mais vous y allez tous les jours là-bas, » dit-il les dents serrées, avec une si comique intonation de rage froide qu’un sourire frissonna sous le voile de la veuve qui abaissa la glace par contenance. L’averse avait cessé ; dans la rue faubourienne, misérable et joyeuse, où le coupé s’engageait, un chaud soleil, presque d’été, annonçait la fin des misères, faisait reluire les étalages sordides, les petites charrettes au ras des ruisseaux, le coloriage des affiches, les guenilles flottant aux fenêtres. La princesse regardait indifférente, car rien n’existe des trivialités de la rue pour les gens habitués à ne la voir que des coussins de leur voiture, suspendus à deux pieds de terre. Le doux balancement, les glaces intactes font à ces privilégiés une vision à part, désintéressée