Page:Daudet - La Belle-Nivernaise, 1886.djvu/210

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deur de nuit. Mes fiertés sont passées. Le vent glace, j’ai l’estomac creux. « — Mon royaume pour un cheval », disait l’autre ; moi je dis tout en trottinant : « — Ma principauté, ma principauté valaque pour une bonne soupe dans un endroit chaud ! »

C’était un vrai bouge par l’aspect, cet établissement de G… qui s’enfonçait poisseux et misérablement éclairé sous les piliers des vieilles halles. Bien souvent depuis, quand le noctambulisme était à la mode, nous avons passé là des nuits entières, entre futurs grands hommes, coudes sur la table, fumant et causant littérature. Mais la première fois, je l’avoue, je faillis reculer malgré ma faim, devant ces murs noirs, cette fumée, ces gens attablés, ronflant le dos au mur ou lapant leur soupe comme des chiens, ces casquettes de don Juan du ruisseau, ces énormes feutres blancs des forts de la halle, et la blouse saine et rugueuse du maraîcher près des guenilles grasses du rôdeur de barrière. J’entrai pourtant, et je dois dire que tout de suite mon habit noir trouva de la compagnie. Ils ne sont pas rares à Paris, passé minuit, les habits noirs sans pardessus l’hiver, et qui ont faim de trois sous de soupe aux choux ! Soupe aux choux exquise d’ailleurs ; odorante comme un jardin et fumante comme un cratère. J’en repris deux fois, quoique cette habitude, inspirée par une salutaire défiance, d’attacher fourchettes et cuillers à la table avec une chaînette, me gênât un