Aller au contenu

Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les espoirs, même aux jeux des enfants pénétrés de son importance, un nom qui tient dans la maison le rôle d’une sous-providence, ou plutôt d’un dieu lare familier et surnaturel. C’est celui du patron, du directeur d’usine du propriétaire, du ministre, de l’homme enfin qui porte dans sa main puissante le bonheur, l’existence du foyer. Chez les Joyeuse, c’était Hemerlingue, toujours Hemerlingue, revenant dix fois, vingt fois par jour, dans la conversation de ces demoiselles, qui l’associaient à tous leurs projets, aux plus petits détails de leurs ambitions féminines : « Si Hemerlingue voulait… Tout cela dépend d’Hemerlingue. » Et rien de plus charmant que la familiarité avec laquelle ces fillettes parlaient de ce gros richard, qu’elles n’avaient jamais vu.

On demandait de ses nouvelles… Le père lui avait-il parlé ?… Était-il de bonne humeur ?… Et dire que tous tant que nous sommes, si humbles, si courbés que le destin nous tienne, nous avons toujours au-dessous de nous de pauvres êtres plus humbles, plus courbés, pour qui nous sommes grands, pour qui nous sommes dieux, et en notre qualité de dieux, indifférents, dédaigneux ou cruels.

On se figure le supplice de M. Joyeuse, obligé d’inventer des épisodes, des anecdotes sur le misérable qui l’avait si férocement congédié après dix ans de bons services. Pourtant il jouait sa petite comédie, de façon à tromper complètement tout le monde. On n’avait remarqué qu’une chose, c’est que le père en rentrant le soir se mettait toujours à table avec un grand appétit. Je crois bien ! Depuis qu’il avait perdu sa place, le pauvre homme ne déjeunait plus.

Les jours se passaient. M. Joyeuse ne trouvait rien. Si, une place de comptable à la Caisse territoriale, mais