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Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/233

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redressant, assurant les épées, ajustant les faux cols, tandis que Jansoulet allait au-devant du train, le long de la voie, le sourire obséquieux aux lèvres et le dos arrondi déjà pour le : « Salem alek. » Le convoi continuait très lentement. Jansoulet crut qu’il s’arrêtait et mit la main sur la portière du wagon royal étincelant d’or sous le noir du ciel ; mais l’élan était trop fort sans doute, le train avançait toujours, le Nabab marchant à côté, essayant d’ouvrir cette maudite portière qui tenait ferme, et de l’autre main faisant un signe de commandement à la machine. La machine n’obéissait pas. « Arrêtez donc ! » Elle n’arrêtait pas. Impatienté, il sauta sur le marchepied garni de velours et avec sa fougue un peu impudente qui plaisait tant à l’ancien bey, il cria, sa grosse tête crépue à la portière :

« Station de Saint-Romans, Altesse. »

Vous savez, cette sorte de lumière vague qu’il y a dans le rêve, cette atmosphère décolorée et vide, où tout prend un aspect de fantôme, Jansoulet en fut brusquement enveloppé, saisi, paralysé. Il voulut parler, les mots ne venaient pas ; ses mains molles tenaient leur point d’appui si faiblement qu’il manqua tomber à la renverse. Avait-il donc vu ? À demi couché sur un divan qui tenait le fond du salon, reposant sur le coude sa belle tête aux tons mats, à la longue barbe soyeuse et noire le bey, boutonné haut dans sa redingote orientale sans autres ornements que le large cordon de la Légion d’honneur en travers sur sa poitrine et l’aigrette en diamant de son bonnet, s’éventait, impassible, avec un petit drapeau de sparterie brodée d’or. Deux aides de camp se tenaient debout près de lui ainsi qu’un ingénieur de la compagnie. En face, sur un autre divan, dans une attitude respectueuse, mais favorisée, puis-