Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/258

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hemerlingue, qui suggère au bey toute cette persécution contre moi, en a bien fait d’autres… Mais à quoi bon discuter ? Je suis dans la gueule du loup. En attendant que j’aille m’expliquer devant ses tribunaux — je la connais, la justice d’Orient — le bey a commencé par mettre l’embargo sur tous mes biens, navires, palais et ce qu’ils contiennent… L’affaire a été conduite très régulièrement, sur un décret du Conseil suprême. On sent la patte d’Hemerlingue fils là-dessous… Si je suis député, ce n’est qu’une plaisanterie. Le Conseil rapporte son décret, et l’on me rend mes trésors avec toutes sortes d’excuses. Si je ne suis pas nommé, je perds tout, soixante, quatre-vingts millions, même la possibilité de refaire ma fortune ; c’est la ruine, le déshonneur, le gouffre… Voyons, mon fils, est-ce que vous allez m’abandonner dans une crise pareille ?… Songez que je n’ai que vous au monde… Ma femme ? vous l’avez vue, vous savez quel soutien, quel conseil, elle est pour son mari… Mes enfants ? C’est comme si je n’en avais pas. Je ne les vois jamais, à peine s’ils me reconnaîtraient dans la rue… Mon horrible luxe a fait le vide des affections autour de moi, les a remplacées par des intérêts effrontés… Je n’ai pour m’aimer que ma mère, qui est loin et vous, qui me venez de ma mère… Non, vous ne me laisserez pas seul parmi toutes les calomnies qui rampent autour de moi… C’est terrible, si vous saviez… Au cercle, au théâtre, partout où je vais, j’aperçois la petite tête de vipère de la baronne Hemerlingue, j’entends l’écho de ses sifflements, je sens le venin de sa rage. Partout, des regards railleurs, des conversations interrompues quand j’arrive, des sourires qui mentent ou des bienveillances dans lesquelles se glisse un peu de pitié. Et puis des défections, des gens qui