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Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/270

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cela la satisfaction de cette activité physique qui manque à nos existences d’art, des occupations régulières, du train, des chants, des gaietés naïves, qui vous forceraient à jouer au lieu de penser dans le vide, dans le noir, à rire devant un échec d’amour-propre, à n’être qu’une mère satisfaite, le jour où le public ferait de vous une artiste usée, finie… »

Et devant cette vision de tendresse la beauté de la jeune fille prit une expression que Paul ne lui avait jamais vue, qui le saisit tout entier, lui donna une envie folle d’emporter dans ses bras ce bel oiseau sauvage rêvant du colombier, pour le défendre, l’abriter dans l’amour sûr d’un honnête homme.

Elle, sans le regarder, continuait :

« Je ne suis pas si envolée que j’en ai l’air, allez… Demandez à ma bonne marraine, quand elle m’a mise en pension, si je ne me tenais pas droite à l’alignement… Mais quel gâchis ensuite dans ma vie… Si vous saviez quelle jeunesse j’ai eue, quelle précoce expérience m’a fané l’esprit, quelle confusion dans mon jugement de petite fille du permis et du défendu, de la raison et de la folie. L’art seul, célébré, discuté, restait debout dans tout cela, et je me suis réfugiée en lui… C’est peut-être pourquoi je ne serai jamais qu’une artiste, une femme en dehors des autres, une pauvre amazone au cœur prisonnier dans sa cuirasse de fer, lancée dans le combat comme un homme et condamnée à vivre et à mourir en homme. »

Pourquoi ne lui dit-il pas alors :

« Belle guerrière, laissez là vos armes, revêtez la robe flottante et les grâces du gynécée. Je vous aime, je vous supplie, épousez-moi pour être heureuse et pour me rendre heureux aussi. »