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Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/321

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plaires et qui lui valaient d’être tacitement mis en quarantaine par ses collègues. Les premiers jours il allait, venait, dans les couloirs, à la bibliothèque, à la buvette, à la salle des conférences, comme les autres, ravi de poser ses pas dans tous les coins de ce majestueux dédale ; mais inconnu de la plupart, renié par quelques membres du cercle de la rue Royale qui l’évitaient, détesté de toute la coterie cléricale dont Le Merquier était le chef, et du monde financier hostile à ce milliardaire puissant sur la hausse et la baisse comme ces bateaux de fort tonnage qui déplacent les eaux d’un port, son isolement ne faisait que s’accentuer en changeant de place, et la même inimitié l’accompagnait partout.

Ses gestes, son allure en gardaient quelque chose de contraint, une sorte de méfiance hésitante. Il se sentait surveillé. S’il entrait un moment à la buvette, dans cette grande salle claire ouverte sur les jardins de la présidence, qui lui plaisait parce que là, devant ce large comptoir de marbre blanc chargé de boissons et de vivres, les députés perdaient de leurs grands airs imposants, la morgue législative se faisait plus familière, rappelée au naturel par la nature, il savait que le lendemain une note railleuse, offensante, paraîtrait dans le Messager, le présentant à ses éleveurs comme « un humeur de piot » émérite.

Encore une gêne pour lui, ces terribles électeurs.

Ils arrivaient par bandes, envahissaient la salle des Pas-Perdus, galopaient en tous sens comme de petits chevreaux ardents et noirs, s’appelant d’un bout à l’autre de la pièce sonore : « Ô Pé !… Ô Tché !… » humant avec délices l’odeur de gouvernement, d’administration répandue, faisant des yeux doux aux mi-