Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/331

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Dans un remous de voitures arrêtées faute de circulation possible ou qui tournaient lentement l’obstacle avec des milliers de prunelles curieuses, parmi des cris de cochers, des cliquetis de mors, deux poignets de fer secouaient tout l’équipage…

— Saute… mais saute donc… tu vois bien qu’il va nous verser… Quelle poigne !

Et la fille regardait l’hercule avec intérêt.

À peine Moëssard eut-il mis pied à terre, avant qu’il se fût réfugié sur le trottoir où des képis noirs se hâtaient, Jansoulet se jetait sur lui, le soulevait par la nuque comme un lapin, et sans souci de ses protestations, de ses bégaiements effarés :

— Oui, oui, je te rendrai raison, misérable… Mais avant, je veux te faire ce qu’on fait aux bêtes malpropres pour qu’elles n’y reviennent plus…

Et rudement il se mit à le frotter, à le débarbouiller de son journal qu’il tenait en tampon et dont il l’étouffait l’aveuglait avec des écorchures où le fard saignait. On le lui arracha des mains, violet, suffoqué. En se montant encore un peu, il l’aurait tué.

La lutte finie, rajustant ses manches qui remontaient son linge froissé, ramassant sa serviette d’où les papiers de l’élection Sarigue volaient éparpillés jusque dans le ruisseau, le Nabab répondit aux sergents de ville qui lui demandaient son nom pour dresser procès-verbal : « Bernard Jansoulet, député de la Corse. »

Homme public !

Alors seulement il se souvint qu’il l’était. Qui s’en serait douté à le voir ainsi essoufflé et tête nue comme un portefaix qui sort d’une rixe, sous les regards avides, railleurs à froid, du rassemblement en train de se disperser ?