Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/359

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sique étouffée du bal chez la duchesse, ce qui retenait cet homme à la vie, puissance, honneurs, fortune, toute cette splendeur dut lui apparaître déjà lointaine et dans un irrévocable passé. Il fallait un courage d’une trempe bien exceptionnelle pour résister à un coup pareil sans aucune excitation d’amour-propre. Personne ne se trouvait là que l’ami, le médecin, le domestique, trois intimes au courant de tous les secrets ; les lumières écartées laissaient le lit dans l’ombre, et le mourant aurait pu se tourner contre la muraille, s’attendrir sur lui-même sans qu’on le vît. Mais non. Pas une seconde de faiblesse, ni d’inutiles démonstrations. Sans casser une branche aux marronniers du jardin, sans faner une fleur dans le grand escalier du palais, en amortissant ses pas sur l’épaisseur des tapis, la Mort venait d’entrouvrir la porte de ce puissant et de lui faire signe : « Arrive. » Et lui, répondait simplement : « Je suis prêt. » Une vraie sortie d’homme du monde, imprévue, rapide et discrète.

Homme du monde ! Mora ne fut autre chose que cela. Circulant dans la vie, masqué, ganté, plastronné, du plastron de satin blanc des maîtres d’armes les jours de grand assaut, gardant immaculée et nette sa parure de combat, sacrifiant tout à cette surface irréprochable qui lui tenait lieu d’une armure, il s’était improvisé homme d’État en passant d’un salon sur une scène plus vaste, et fit en effet un homme d’État de premier ordre rien qu’avec ses qualités de mondain, l’art d’écouter et de sourire, la pratique des hommes, le scepticisme et le sang-froid. Ce sang-froid ne le quitta pas au suprême instant.

Les yeux fixés sur le temps limité et si court qui lui restait encore, car la noire visiteuse était pressée, et il