Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/372

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rose buée d’aube roulât dans l’air, tout l’hôtel était grand ouvert comme pour un départ solennel. Les lampes fumaient toujours sur les cheminées, une poussière flottait. Le Nabab avança dans une solitude inexplicable d’abandon jusqu’au premier étage où il entendit enfin une voix connue, celle de Cardailhac, qui dictait des noms, et le grincement des plumes sur le papier. L’habile metteur en scène des fêtes du bey organisait avec la même ardeur les pompes funèbres du duc de Mora. Quelle activité ! L’Excellence était morte dans la soirée, dès le matin dix mille lettres s’imprimaient déjà, et tout ce qui dans la maison savait tenir une plume, s’occupait aux adresses. Sans traverser ces bureaux improvisés, Jansoulet arrivait au salon d’attente si peuplé d’ordinaire, aujourd’hui tous ses fauteuils vides. Au milieu, sur une table, le chapeau, la canne et les gants de M. le duc, toujours préparés pour les sorties imprévues de façon à éviter même le souci d’un ordre. Les objets que nous portons gardent quelque chose de nous. La courbe du chapeau rappelait celle des moustaches, les gants clairs étaient prêts à serrer le jonc chinois souple et solide, tout l’ensemble frémissait et vivait comme si le duc allait paraître, étendre la main en causant, prendre cela et sortir.

Oh ! non, M. le duc n’allait pas sortir… Jansoulet n’eut qu’à s’approcher de la porte de la chambre entrebâillée, pour voir sur le lit élevé de trois marches — toujours l’estrade même après la mort — une forme rigide, hautaine, un profil immobile et vieilli, transformé par la barbe poussée toute grise en une nuit ; contre le chevet en pente, agenouillée, affaissée dans les draperies blanches, une femme dont les