Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/39

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ses sourcils en broussaille avec des yeux de chapard embusqué donnaient l’aspect féroce d’un Kalmouck, d’un sauvage de frontières vivant de guerre et de rapines. Heureusement le bas de la figure, la lèvre lippue et double, qu’un sourire adorable de bonté épanouissait, relevait, retournait tout à coup, tempérait d’une expression à la saint Vincent de Paul cette laideur farouche, cette physionomie si originale qu’elle en oubliait d’être commune. Et pourtant l’extraction inférieure se trahissait d’autre façon par la voix, une voix de marinier du Rhône, éraillée et voilée, où l’accent méridional devenait plus grossier que dur, et deux mains élargies et courtes, phalanges velues, doigts carrés et sans ongles, qui, posées sur la blancheur de la nappe, parlaient de leur passé avec une éloquence gênante. En face, de l’autre côté de la table, dont il était un des commensaux habituels, se tenait le marquis de Monpavon, mais un Monpavon qui ne ressemblait en rien au spectre maquillé, aperçu plus haut, un homme superbe et sans âge, grand nez majestueux, prestance seigneuriale, étalant un large plastron de linge immaculé, qui craquait sous l’effort continu de la poitrine à se cambrer en avant, et se bombait chaque fois avec le bruit d’un dindon blanc qui se gonfle, ou d’un paon qui fait la roue. Son nom de Monpavon lui allait bien.

De grande famille, richement apparenté, mais ruiné par le jeu et les spéculations, l’amitié du duc de Mora lui avait valu une recette générale de première classe. Malheureusement sa santé ne lui avait pas permis de garder ce beau poste, — les gens bien informés disaient que sa santé n’y était pour rien — et depuis un an il vivait à Paris, attendant d’être guéri, disait-il, pour reprendre sa position. Les mêmes gens assuraient qu’il