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Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/441

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venu chez nous un soir, m’a dit : « Écoute, Croce (Antoine)… je te jure sur le feu de cette lampe que, si tu votes pour Jansoulet, tu auras cinquante francs demain matin. » Et cet autre : « Je soussigné Lavezzi (Jacques-Alphonse) déclare avoir refusé avec mépris, dix-sept francs que m’offrait le maire de Pozzo-Negro pour voter contre mon cousin Sebastiani… » Il est probable que, pour trois francs de plus, Lavezzi (Jacques-Alphonse) aurait dévoré son mépris en silence. Mais la Chambre n’y regardait pas de si près.

L’indignation la soulevait, cette Chambre incorruptible. Elle grondait, elle s’agitait sur ses moelleuses banquettes de velours rouge, poussait des clameurs. C’étaient des « oh ! » de stupéfaction, des yeux en accent circonflexe, de brusques révoltes en arrière ou des affaissements consternés, découragés, comme en cause parfois le spectacle de la dégradation humaine. Et remarquez que la plupart de ces députés s’étaient servis des mêmes manœuvres électorales, qu’il y avait là les héros de ces fameux « rastels », de ces ripailles en plein vent promenant en triomphe des veaux pavoisés, enrubannés, comme à des kermesses de Gargantua. Ceux-là justement criaient plus fort que les autres, se tournaient, furieux, vers le banc solitaire et élevé où le pauvre lépreux écoutait, immobile, la tête dans ses mains. Pourtant, au milieu du haro général, une voix s’élevait en sa faveur, mais sourde, inexercée, moins une parole qu’un bredouillement sympathique à travers lequel on distinguait vaguement : « Grands services rendus à la population corse… Travaux considérables… Caisse territoriale. »

Celui qui bégayait ainsi était un tout petit homme en guêtres blanches, tête d’albinos, aux poils rares,