Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/499

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déclaré un jour qu’il vous fallait un mari, quelqu’un qui veille sur vous pendant votre travail, qui relève de faction la pauvre Crenmitz excédée. Ce sont là vos propres paroles, qui me déchiraient alors parce que je n’étais pas libre. Maintenant tout est changé. Voulez-vous m’épouser, Félicia ?

— Et votre femme ? s’écria la jeune fille pendant que Paul s’adressait la même question.

— Ma femme est morte.

— Morte ?… Madame Jenkins ?… Est-ce vrai ?

— Vous n’avez pas connu celle dont je parle. L’autre n’était pas ma femme. Quand je l’ai rencontrée, j’étais déjà marié en Irlande… Depuis des années… Un mariage horrible, contracté la corde au cou… Ma chère, à vingt cinq ans, je me suis trouvé devant cette alternative : la prison pour dettes ou mademoiselle Strang, une vieille fille couperosée et goutteuse, la sœur d’un usurier qui m’avait avancé cinq cents livres pour payer mes études médicales… J’avais préféré la prison ; mais des semaines et des mois vinrent à bout de mon courage, et j’épousai mademoiselle Strang qui m’apporta en dot… mon billet. Vous voyez ma vie entre ces deux monstres qui s’adoraient. Une femme jalouse, impotente. Le frère m’espionnant, me suivant partout. J’aurais pu fuir. Mais une chose me retenait… On disait l’usurier immensément riche. Je voulais toucher au moins le bénéfice de ma lâcheté… Ah ! je vous dis tout, vous voyez… Du reste j’ai été bien puni, allez. Le vieux Strang est mort insolvable, il jouait, s’était ruiné, sans le dire… Alors j’ai mis les rhumatismes de ma femme dans une maison de santé et je suis venu en France… C’était une existence à recommencer, de la lutte et de la misère encore. Mais j’avais pour moi