Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/62

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« À ton bois de lit, punaise ! » jusqu’à notre caissier, que j’ai entendu lui répéter cent fois en tapant sur son grand livre : « Qu’il a là de quoi le faire fiche aux galères quand il voudra. » Eh bien ! c’est égal, ma simple observation a produit sur lui un effet extraordinaire. Le tour de ses yeux est devenu tout jaune, et il a proféré ces paroles en tremblant de colère, une de ces mauvaises colères de son pays : « Passajon, vous êtes un goujat… Un mot de plus et je vous chasse. » J’en suis resté cloué de stupeur. Me chasser, moi ! et mes quatre ans d’arriéré, et mes sept mille francs d’avances… Comme s’il lisait couramment mon idée, le gouverneur m’a répondu que tous les comptes allaient être réglés, y compris le mien. « Du reste, a-t-il ajouté, faites venir ces messieurs dans mon cabinet. J’ai une grande nouvelle à leur apprendre. » Là-dessus, il est entré chez lui, en claquant les portes.

Ce diable d’homme. On a beau le connaître à fond, savoir comme il est menteur, comédien, il s’arrange toujours pour vous retourner avec ses histoires… Mon compte, à moi !… à moi !… J’en étais si ému que mes jambes se dérobaient pendant que j’allais prévenir le personnel.

Réglementairement, nous sommes douze employés à la Caisse territoriale, y compris le gouverneur, et le beau Moëssard, directeur de la Vérité financière ; mais il y en a plus de la moitié qui manque. D’abord, depuis que la Vérité ne paraît plus — voilà deux ans de ça — M. Moëssard n’a pas remis une fois les pieds chez nous. Il paraît qu’il est dans les honneurs, dans les richesses, qu’il a pour bonne amie une reine, une vraie reine, qui lui donne autant d’argent qu’il veut… Oh ! ce Paris, quelle Babylone… Les autres viennent de temps en