Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/48

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lard. Dieu sait s’il aurait donné volontiers pour elles tout son sang et toute sa chair… Mais que voulez-vous ? La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l’ivresse du voyage, l’orgueil de se sentir homme — homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie, — tout cela grisait le petit Chose et l’empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois êtres chéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône…

Ah ! ce n’étaient pas des philosophes, ces trois-là. D’un œil anxieux et plein de tendresse, ils suivaient la marche asthmatique du navire, et son panache de fumée n’était pas plus gros qu’une hirondelle à l’horizon, qu’ils criaient encore : « Adieu ! Adieu ! » en faisant des signes.

Pendant ce temps, monsieur le philosophe se promenait de long en large sur le pont, les mains dans les poches, la tête au vent. Il sifflotait, crachait très loin, regardait les dames sous le nez, inspectait la manœuvre, marchait des épaules comme un gros homme, se trouvait charmant. Avant qu’on fût seulement à Vienne, il avait appris au maître coq Montélimart et à ses deux marmitons qu’il était dans l’Université et qu’il y gagnait fort bien sa vie. Ces messieurs lui en firent compliment. Cela le rendit très-fier.

Une fois, en se promenant d’un bout à l’autre du navire, notre philosophe heurta du pied, à l’avant, près de la grosse cloche, un paquet de cordes sur lequel, à six ans de là, Robinson Crusoé était venu s’asseoir pendant de longues heures, son perroquet