Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/91

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le travail, la prière et la pipe, la pipe de terre, très courte, souviens-toi de cela… Quant aux philosophes, n’y compte pas ; ils ne te consoleront jamais de rien. J’ai passé par là, tu peux m’en croire.

— Je vous crois, monsieur l’abbé.

— Maintenant, va-t’en, tu me fatigues… Quand tu voudras des livres, tu n’auras qu’à venir en prendre. La clef de ma chambre est toujours sur la porte, et les philosophes toujours sur le troisième rayon à gauche… Ne me parle plus… Adieu !

Là-dessus, il se remit à sa lecture et me laissa sortir, sans même me regarder. Un original s’il en fut.

À partir de ce jour, j’eus tous les philosophes de l’univers à ma disposition ; j’entrais chez l’abbé Germane sans frapper, comme chez moi. Le plus souvent, aux heures où je venais, l’abbé faisait sa classe, et la chambre était vide. La petite pipe dormait sur le bord de la table, au milieu des in-folio à tranches rouges et d’innombrables papiers couverts de pattes de mouches… Quelquefois aussi l’abbé Germane était là. Je le trouvais lisant, écrivant, marchant de long en large, à grandes enjambées. En entrant, je disais d’une voix timide :

— Bonjour, monsieur l’abbé !

La plupart du temps, il ne me répondait pas… Je prenais mon philosophe sur le troisième rayon à gauche, et je m’en allais, sans qu’on eût seulement l’air de soupçonner ma présence… Jusqu’à la fin de l’année, nous n’échangeâmes pas vingt paroles ; mais n’importe ! quelque chose en moi-même m’avertissait que nous étions de grands amis…