Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/128

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

dans cette Sibérille, pour le laisser crever de froid et de misère ; il invoquait le souvenir de sa pauvre sainte femme, qu’il avait d’ailleurs tuée de chagrin, « fait devenir chèvre, allons ! » selon l’expression d’Audiberte, restait des heures à geindre, la tête au foyer, rouge et grinçant, jusqu’à ce que sa fille, fatiguée de ces lamentations, se débarrassât de lui avec deux ou trois sous pour aller boire un verre de doux chez le marchand de vin. Là, son désespoir s’apaisait tout de suite. Il faisait bon, le poêle ronflait. Le vieux pitre, réchauffé, retrouvait sa verve falote de personnage de la comédie italienne, au grand nez, à la bouche mince, sur un petit corps sec, tout de guingois. Il amusait la galerie de ses gasconnades, blaguait le tambourin de son fils qui leur valait toutes sortes d’ennuis dans l’hôtel ; car Valmajour, tenu en haleine par l’attente de son début, piochait son instrument jusqu’au milieu de la nuit, et les voisins se plaignaient des trilles suraigus de la petite flûte, du bourdonnement continuel dont le tambourin faisait frémir l’escalier, comme s’il y avait eu un tour en mouvement au cinquième étage.

« Va toujours… » disait Audiberte à son frère, quand la propriétaire de l’hôtel réclamait. Il n’aurait plus manqué que dans ce Paris qui menait un tintamarre à ne pas fermer l’œil de la nuit, on n’eût pas le droit de travailler sa musique ! Et il la travaillait. Mais on leur donna congé ; et de quitter ce passage Saumon, célèbre en Aps et leur rappelant la patrie, il leur sembla que l’exil s’aggravait, qu’ils remontaient un peu plus dans le Nord.