Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/73

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pour mieux gesticuler, ressassant à en perdre haleine la chronique de la ville entière, ses histoires avec ses bonnes, son cocher, dont elle faisait selon l’heure et son caprice des perfections ou des monstres, se passionnant toujours pour ou contre quelqu’un, et, à court de griefs, accablant son antipathie du jour des accusations les plus effroyables, les plus romanesques, d’inventions noires ou sanglantes, dont sa tête était farcie comme les Annales de la propagation de la Foi. Heureusement Rosalie, en vivant près de son Numa, avait pris l’habitude de ces frénésies de paroles. Cela passait bien au-dessous de sa songerie. À peine se demandait-elle comment, si réservée, si discrète, elle avait pu entrer dans une pareille famille de comédiens, drapés de phrases, débordant de gestes ; et il fallait que l’histoire fût bien forte pour qu’elle l’arrêtât d’un « oh ! ma tante… » distraitement jeté.

— Au fait, vous avez raison, ma petite. J’exagère peut-être un peu.

Mais l’imagination tumultueuse de la tante se remettait vite à courir sur une piste aussi folle, avec une mimique expressive, tragique ou burlesque, qui plaquait tour à tour à sa large face les deux masques du théâtre antique. Elle ne se calmait que pour raconter son unique voyage à Paris et les merveilles du passage du « Somon » où elle était descendue dans un petit hôtel adopté par tous les commerçants du pays, et ne prenant air que sous l’étouffant vitrage chauffé en melonnière. Dans toutes les histoires parisiennes de la dame, ce passage apparaissait comme son centre