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Page:Daudet - Rose et Ninette, Le trésor d'Arlatan, La Fédor, 1911.djvu/327

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LES SANGUINAIRES

gers — gardant leurs bêtes — jouer entre eux à la scopa une pipe contre un couteau, un mouton contre un fromage. Des curés de village m’ont invité à entrer dans leur « précipitère » pour y faire la partie. À Ajaccio les petites cigarières de la rue de la Préfecture, brunes et bien roulées comme leurs trabucos, prenaient sur le temps si court du déjeuner pour tripoter le carton. Moi-même, à peine arrivé, j’avais gagné le mal du pays, et ma cure de soleil se passait au Cercle à faire la bouillotte avec de vieux messieurs, ou le baccara de la jeunesse brillante.

Un soir de déveine et de mélancolie, je m’étais écarté du jeu, et, le front contre la vitre toute mouillée des embruns de la mer voisine et de la nuit, je songeais, plein de remords, au temps perdu, au travail en retard, à l’avenir qui m’apparaissait aussi obscur, aussi incertain que toute cette ombre mouvante, cet abîme de ciel et d’eau traversé par les feux intermittents d’un grand phare, au loin, en face de moi. Soudain une main se posa sur mon épaule, et j’entendis la voix railleuse du papa Vogin, un des anciens du Cercle, qui avait connu Mérimée :

« Eh bien, monsieur le continental, que regardez-vous avec cette attention ?

— Je regarde la lumière du phare, monsieur Vogin, elle me fait envie. »

Les minces lunettes du bonhomme filtrèrent un sourire de malice et de compréhension.