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Les Sanguinaires

Trophime, celui que nous appelons le Provençal, achève de desservir la table où nous avons dîné tous les quatre assez tristement, la porte fermée, la barre mise à cause de la tramontane que cette fin de décembre accroche obstinément au même coin du ciel… Les bottes de marine du vieux gardien talonnent sur les dalles, j’entends le camarade qui ronfle à côté, la chaîne du phare qui se dévide, l’égouttement de l’huile dans le grand réservoir de fer-blanc. Sous ces hautes voûtes claires et stuquées que l’ombre gagne, les moindres bruits retentissent, échos de solitude et d’ennui qui me tombent lourdement sur le cœur…

Pour échapper à cette angoisse, je sors sur la terrasse un moment. C’est un terre-plein de quelques mètres carrés, qu’entoure un parapet en maçonnerie blanche. On dirait la plateforme à décharger le grain d’un de nos vieux moulins de Provence… Un peu de jour y traîne encore, quelques rayons oubliés par le couchant sur cette cime où le phare est bâti. Le reste de l’île au-dessous de moi se perd dans des flocons de brume violette. On ne distingue plus rien, ni la tour génoise en ruine à la pointe extrême du rocher, ni les logettes aux portes disjointes et battantes du vieux lazaret abandonné dans les pâles verdures du rivage, pas même les lourds écheveaux d’écume blanche qui, depuis le premier jour de mon arrivée,