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LES SANGUINAIRES

d’un des chevaux malades qu’on a mis au vert sur notre rocher. Et je me rappelle ma terreur la première fois où j’ai fait le tour de l’île, en voyant se lever brusquement d’un taillis d’absinthe jaune deux petits poneys corses avec de longues glaires filamenteuses, deux baguettes de verre qui leur pendaient aux naseaux. C’était le coin des chevaux morveux, un hôpital et même un cimetière, car des vols de corbeaux tourbillonnent toujours sur cette partie des Sanguinaires qui en est restée pour moi tout assombrie.

Depuis quelque temps d’ailleurs, ce n’est pas seulement ce coin de l’île, mais l’île entière, et le phare, et la vie qu’on y mène, qui me semblent sinistres. Avec cette tramontane infernale, on ne peut plus pêcher. Plus de poisson, jamais de viande. Nous sommes réduits à ce qu’on appelle « les vivres de mer ». Le phare en a pour six mois, la réserve ne risque donc pas de s’épuiser ; mais ce qui s’épuise, c’est ce que nous avions à nous dire. J’ai donné tous les renseignements possibles sur Caton d’Utique et Démétrius de Phalère ; je sais par cœur toutes les histoires de bandits, Quastana, Bellacoscia, que Bertolo nous raconte en hachant des feuilles de tabac frais dans le creux de sa main avec les grands ciseaux pendus à sa ceinture.

Très animés d’abord, les repas sont redeve-