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Page:Daudet - Souvenirs d’un homme de lettres, 1889.djvu/118

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verts derrière ses rideaux et demande tout bas de temps en temps :

« Est-ce que je peux me réveiller ? »

Encore si nous n’avions que les tristesses de l’occupation pour nous gâter notre printemps ; mais le plus dur, le plus cruel, c’est ce roulement de canons et de mitrailleuses qui nous arrive dès que le vent souffle de Paris, secouant l’horizon, déchirant sans pitié les matins de brume rose, bouleversant d’orages ces belles nuits de mai si claires, ces nuits de rossignols et de grillons.

Hier soir surtout, c’était terrible. Les coups se succédaient, furieux, désespérés, avec un perpétuel battement d’éclairs. J’avais ouvert ma fenêtre du côté de la Seine, et j’écoutais — le cœur serré — ces bruits sourds qui venaient jusqu’à moi, portés sur l’eau déserte et le silence… Par moments, il me semblait qu’il y avait là-bas, dans l’horizon, un grand navire en détresse, qui tirait son canon d’alarme avec furie, et je me rappelais qu’il y a dix ans, par une nuit semblable, j’étais sur la terrasse d’une