Page:Daudet - Souvenirs d’un homme de lettres, 1889.djvu/153

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vail, large et longue, la table fraternelle, faite pour deux, et où la mort un jour est venue s’asseoir, en troisième, enlevant le plus jeune des frères et coupant court, brutalement, à cette unique collaboration.

Le survivant conserve pour son frère mort une extraordinaire tendresse. Malgré sa réserve native qu’augmente encore une discrétion fière et voulue, il trouve en parlant de lui des nuances exquises, presque féminines. On sent là-dessous une douleur sans bornes et quelque chose de plus que l’amitié. « Il était le préféré de notre mère ! » dit-il quelquefois, et cela sans regret, sans amertume, comme trouvant juste et naturel qu’un tel frère fût toujours le préféré.

C’est qu’en effet jamais il ne s’est vu pareille communauté d’existence. Dans le tourbillon des mœurs modernes, le frère, dès avant vingt ans, quitte le frère. L’un voyage, l’autre se marie ; l’un est artiste, l’autre est soldat ; et quand de loin en loin, un hasard les réunit sous la lampe familiale, après des années, il leur faut comme un effort pour ne pas se retrouver étrangers. Même avec la vie