Page:Daudet - Souvenirs d’un homme de lettres, 1889.djvu/197

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de choses, coucha sur la dure, se nourrit de vache enragée, allant devant lui au gré de sa jeunesse et du fol instinct bordelais, sans but, mais les yeux ouverts et déjà une mémoire d’artiste. Le voici à Paris, placier chez un libraire, arpentant les rues, grimpant les étages, marchand de littérature et de science, l’esprit meublé de titres et de prospectus, faisant l’article pour des livres qu’il n’a pas le temps de lire, mais qui lui laissent tout de même un peu de phosphore aux doigts ; tenace, insinuant, éloquent, irrésistible, un placier comme la maison Lachâtre n’en avait jamais vu. Puis, un soir il entre à la Porte-Saint-Martin, voit Frédérick et sent ce coup au cœur que connaissent seuls les amoureux et les artistes. Il plante là bouquins et revues, et s’en va frapper chez Sevestre, le gros père Sevestre, gouverneur général des théâtres de la banlieue. « Que sais-tu faire ?… As-tu déjà joué ? — Jamais, patron… mais donnez-moi des rôles, et vous allez voir. » Dans cette belle présomption bordelaise, aux yeux vifs, au geste large, à la voix forte et métallique, Sevestre devina