Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/244

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franqueyrol.

Je ne vais nulle part…

madame jourdeuil.

Quel homme mon Dieu ! mais enfin, comment cela vous est-il venu, cette manie du voyage, cette folie du diable au vert ? Est-ce que c’est de naissance ?

franqueyrol.

Non ! ce n’est pas de naissance… ça m’est venu subitement en me promenant sur les quais du Rhône, à Arles, un matin que j’avais vingt ans et qu’il faisait du soleil. À quoi tiennent nos destinées ? Justement, ce matin-là, il y avait dans le port, au ras du quai, un petit bateau en partance pour les mers du Sud. Oh ! mais un tout petit bateau, vous savez, tout petit, pas plus gros qu’une coquille Saint-Jacques. J’ai toujours aimé ça, moi, les tout petits qui sont très crânes, et je vous réponds qu’il l’était, celui-là, pour s’en aller tout seul dans les mers d’Amérique… Je m’arrêtai un moment à le regarder ; le chargement était fini, on allait partir. Sur le pont, l’équipage au grand complet, ils étaient bien quatre en tout, y compris le mousse, commençait à hisser la voile, une belle voile toute rapiécée, où le soleil des tropiques avait jeté des fils d’or. Et pendant qu’on halait tous ensemble sur l’écoute, il y en avait un qui chantait comme ceci, d’une voix tranquille. (Il chante à demi-voix :)


Petite galiote,
Tu t’en vas dans l’Brézi,
Tu t’en vas dans l’Brézi,